Gabriele Münter, – “Petit-déjeuner des oiseaux” – 10 mars 1934 ; retouches minimes en janvier 1938 – Huile sur carton 45,5 x 55 cm – Washington, D.C., National Museum of Women in the Arts Don de Wallace et Wilhelmina Holladay – ©2023 Artists Rights Society (ARS), New York / VG Bild-Kunst, Bonn – ©Adagp, Paris, 202520
Il y a des artistes dont l’œuvre est immense… et dont le nom, pourtant, reste coincé entre parenthèses. Gabriele Münter est de celles-là. Souvent résumée à son histoire d’amour avec Kandinsky, elle mérite pourtant bien mieux qu’un simple rôle secondaire. Alors quand le Musée d’Art Moderne de Paris décide de lui consacrer une rétrospective, on ne peut que s’en réjouir. C’est l’occasion de découvrir, ou redécouvrir, une artiste audacieuse, voyageuse et libre, qui a toujours choisi de peindre à sa manière, avec intensité et sans détours.
Elle était là avant, et bien après lui
Quand on évoque Gabriele Münter, il y a souvent un nom qui surgit avant le sien : Kandinsky. Oui, elle a été sa compagne. Oui, ils ont beaucoup voyagé ensemble. Oui, ils ont cofondé le Cavalier Bleu. Mais à force de coller l’étiquette « muse » ou « partenaire », on a fini par oublier qu’elle était une artiste indépendante, à la trajectoire longue, complexe, et surtout profondément personnelle. Et c’est justement tout l’enjeu de l’exposition « Peindre sans détours », jusqu’au 24 août au Musée d’Art Moderne de Paris : remettre Münter au centre de son propre récit. Spoiler : ça claque, ça déborde de couleurs, et ça remet quelques pendules à l’heure.
Une pionnière qui trace sa voie
Avant Kandinsky, il y a la petite Gabriele qui dessine, voyage et photographie. Fille d’un médecin berlinois, elle part aux États-Unis à la fin du 21e siècle avec un appareil photo sous le bras. Près de 400 clichés plus tard, elle n’a toujours pas touché un pinceau, mais son regard, lui, est déjà formé.
En 1902, elle intègre la Phalanx à Munich, une école d’art moderne qui accepte enfin les femmes. Et c’est là qu’elle rencontre Kandinsky. Commence alors une période de co-création et d’exploration, mais soyons clairs : elle n’a jamais été son élève soumise, ni son faire-valoir silencieux. Elle expérimente, grave, brode, simplifie et sature les couleurs. Elle crée avec fougue – fidèle à son mantra : « peindre sans détours ».
Une œuvre qui explose les cadres
Münter, c’est une palette qui ose. Des bleus dans les ombres, du vert sur la peau, des maisons aux contours noirs comme tracés au feutre. Ses portraits, ses paysages, ses natures mortes débordent d’une intensité presque onirique, mais toujours ancrée dans le réel. Elle capte le quotidien sans le romantiser, mais en le colorant avec une liberté rare.
Et surtout, elle ne cherche pas à plaire. Elle veut transmettre ce qu’elle ressent, pas ce qu’on attend. D’où cette étrange modernité, cette fraîcheur qui traverse les décennies. On est loin des tableaux compassés de l’époque : chez elle, les formes se simplifient et les émotions explosent.

Gabriele Münter - “Trois femmes en habit du dimanche” - Marshall, Texas - 19 juin 1900 - Tirage moderne 46 x 34,5 cm - Munich, Gabriele Münter – und Johannes Eichner-Stiftung - Crédit : The Gabriele Münter and Johannes Eichner - Foundation, Munich © Adagp, Paris

Gabriele Münter- “Échafaudage” - 1930 - Toile 61,2 x 46,6 cm - Munich, Gabriele Münter- und Johannes Eichner-Stiftung - Crédit : The Gabriele Münter and Johannes Eichner - Foundation, Munich ©Adagp, Paris, 2025

Gabriele Münter - “Penseuse” - 1917 - Toile 66 x 99,5 cm - Munich, Lenbachhaus ; donation Gabriele Münter, 1957 - Crédit : Städtische Galerie im Lenbachhaus undKunstbau München, Gabriele Münter Stiftung 1957 - ©Adagp, Paris, 2025

Gabriele Münter - “Sténographie. Suissesse en pyjama” - 1929 - Toile 61,5 x 46,2 cm - Munich, Gabriele Münter- und Johannes Eichner-Stiftung - Crédit : The Gabriele Münter and Johannes Eichner - Foundation, Munich ©Adagp, Paris, 2025

Gabriele Münter - “Le Lac bleu” - 1954 - Huile sur toile 50 x 65 cm - Neue Galerie der Stadt Linz - Lentos Kunstmuseum Linz - Crédit : Neue Galerie der Stadt Linz - Lentos - Kunstmuseum Linz ©Adagp, Paris

Gabriele Münter - “Combat du dragon” - 1913 - Huile sur toile 78 x 100 cm - Paris, Centre Pompidou - Musée national d’Art moderne/Centre de création industrielle - Don de la Société Kandinsky, 2015 - Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. ©GrandPalaisRmn / Georges Meguerditchian ©Adagp, Paris, 202514

Gabriele Münter - “Nature morte dans le tramway” - vers 1909-1912 - Carton 50,2 x 34,3 cm - Munich, Gabriele Münter - und Johannes Eichner-Stiftung - Crédit : The Gabriele Münter and Johannes Eichner - Foundation, Munich ©Adagp, Paris, 2025

Vassily Kandinsky - “Gabriele Münter dessinant sur un rocher à proximité du fort Sidi Bel-Hassen” - Tunis, 1905 - ©Gabriele Münter- und Johannes Eichner-Stiftung, Munich

Gabriele Münter - “Habitante de Murnau” [Rosalie Leiss] - 1909 - Huile sur carton 92 × 64,8 cm Murnau Schloßmuseum ; prêt permanent de la Ernst von SiemensKunststiftung (Munich), du Cercle des mécènes du Schloßmuseum (Murnau), de la Fondation du Land de Bavière (Munich), de laFondation du Schloßmuseum (Murnau), de la Fondation privée du Schloßmuseum (Murnau) et de l’Office du Land des musées non-étatiques de Bavière (Munich) Crédit : Wolfgang Pulfer, Munich/ Schloßmuseum Murnau,Bildarchiv © Adagp, Paris, 2025

Gabriele Münter - “Autoportrait” - vers 1909-1910 - Huile sur carton 49 x 33,7 cm - Madrid, Museo Nacional Thyssen-Bornemisza - ©Adagp, Paris, 2025
Paris, Tunisie, Murnau : une vie en mouvement
Cette rétrospective suit son parcours dans un ordre chronologique : des photographies du Texas et de Tunisie, à ses gravures parisiennes, jusqu’aux toiles expressionnistes réalisées à Murnau, petit village bavarois qui deviendra son havre créatif.
N’oublions pas son intérêt pour les dessins d’enfants et l’art populaire. Elle ne fait pas que les collectionner : elle les reproduit, les transforme et en tire une leçon de liberté. C’est une manière de désapprendre les règles pour mieux retrouver la spontanéité du geste. Et qui d’autre à l’époque allait chercher l’inspiration dans les crayons des enfants ?
Une résistance silencieuse sous le nazisme
Pendant le IIIe Reich, Münter se fait discrète, mais elle continue de peindre. Elle cache les œuvres de Kandinsky dans la cave de sa maison. Elle protège aussi les siennes. Une forme de résistance douce, mais déterminée, à l’image de son art finalement.
Ses toiles de cette période deviennent plus stylisées, presque synthétiques. Le geste se fait plus sobre, plus épuré, mais jamais absent. Elle ne cherche plus la reconnaissance, elle cherche l’essentiel.
Une reconnaissance (enfin) à la hauteur ?
En 2025, cette exposition fait figure de réparation historique. Longtemps restée dans l’ombre, Münter a droit à 150 œuvres présentées, couvrant plus de 60 ans de création : peintures, photographies, gravures, broderies… Elle y apparaît dans toute sa complexité : voyageuse, coloriste, féministe avant l’heure, pionnière de l’abstraction sans jamais le revendiquer.
À travers ce parcours, on mesure combien son nom mérite d’être cité sans avoir besoin d’être accolé à celui d’un homme. Elle était là avant, elle est restée après. Elle a peint sans détour, sans crainte, et surtout sans modèle à suivre – sauf le sien.
Pourquoi aller voir cette expo ?
Parce qu’on en ressort touché par la sincérité de son geste, bluffé par sa modernité, et peut-être un peu honteux d’avoir si longtemps oublié son nom. Et aussi, parce que c’est l’occasion de réviser l’histoire de l’art autrement : en y intégrant enfin celles qui ont créé, innové, bousculé, sans forcément signer les manifestes.
Münter, c’est une grande voix artistique qu’on redécouvre avec un peu de retard, mais mieux vaut tard que jamais, non ?
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